Les enfants volés

Peu après la création de l’Etat, des centaines de bébés yéménites et séfarades auraient été enlevés après leur naissance pour être confiés à des familles ashkénazes.

Tsvi Amiri, placé dans une famille ashkénaze (photo credit: RAANAN COHEN)
Tsvi Amiri, placé dans une famille ashkénaze
(photo credit: RAANAN COHEN)
A l’âge de 19 ans, déjà père d’un bébé, Tsvi Amiri est libéré de Tsahal avant la fin de son service militaire pour une blessure à l’estomac. Il est alors employé par la banque Hapoalim d’Akko, non loin des vieux immeubles de la Amidar, construits sur les ruines de l’ancien camp de transit qui, dans les années 1950, accueillait les immigrants de Tunisie. Amiri ne peut s’empêcher de remarquer qu’un certain nombre de clients l’observent avec insistance. Il suppose que c’est en raison de son âge : il a sans doute l’air trop jeune pour travailler dans une banque. Mais même après plusieurs mois à ce poste, les coups d’œil continuent. Un jour, un client lui demande sans détour s’il a un lien de parenté avec la famille Biton qui habite le quartier. Amiri sourit poliment et répond par la négative. Mais son démenti ne met pas fin aux rumeurs qui circulent sur son compte. Six mois plus tard, il quitte son emploi à la banque et devient agent d’assurances. Les regards étranges cessent enfin.
C’est une plaie ouverte dans l’histoire d’Israël. Dans les premières années qui ont suivi la fondation de l’Etat, des centaines de nourrissons issus de familles yéménites et séfarades ont disparu, peu de temps après leur naissance ou lors d’une hospitalisation. Si l’équipe médicale a simplement annoncé aux parents que leur bébé était mort subitement, bon nombre d’entre eux croient encore, jusqu’à aujourd’hui, qu’ils ont en réalité été enlevés pour être confiés à des familles ashkénazes. Ces cinquante dernières années, les témoignages se multiplient, mais seul un petit nombre de familles ont réussi à retrouver la trace de leurs enfants perdus depuis si longtemps.
Tsvi Amiri, dont les parents biologiques étaient des nouveaux immigrants tunisiens, fait partie de ces rares cas. S’il a réussi à renouer avec sa mère biologique et deux de ses frères et sœurs, les trente années écoulées depuis ses retrouvailles avec sa famille n’ont pas suffi à atténuer la douleur et la colère qui l’habitent encore. Alors qu’il cherche toujours à rassembler les pièces manquantes du puzzle de son enfance, de nombreuses questions restent sans réponses.
Les années au kibboutz
Aujourd’hui âgé de 63 ans, Tsvi Amiri garde de bons souvenirs de ses premières années au kibboutz Amir en Galilée. Unique fils des fondateurs, Elhanan et Tzisa Kampinski, mince et le teint mat, il se démarque des autres enfants d’immigrants polonais et lituaniens de la communauté. A l’âge de cinq ans, ses parents décident soudain de s’installer à Rishon Letsion. Ils changent leur nom de famille pour Amiri, probablement car cela correspond mieux à la sombre complexion de leur fils, qui tranche avec le nom Kampinski. Le jeune Tsvi est extrêmement affecté par ce déménagement pour la ville. « J’adorais le kibboutz et mes amis me manquaient énormément. Quand j’étais petit, je ne savais pas que j’avais été adopté. Je suppose que c’est la raison pour laquelle nous bougions sans cesse d’un endroit à l’autre. Quand j’ai eu huit ans, nous sommes partis pour Sde Yitzhak, puis nous nous sommes installés dans la périphérie de Natanya, ce qui me convenait mieux car la région me rappelait le kibboutz.
Nous avions des arbres fruitiers dans la cour, ainsi que des poules et des chiens. De temps en temps, je descendais avec mon père près des hôtels vendre nos pommes, nèfles et pêches aux touristes. A l’âge de onze ans, nous nous sommes installés dans le centre-ville de Natanya, puis j’ai décidé de m’inscrire à l’école des officiers de la marine à Akko. »
« Plus tard, employé à la banque Hapoalim, je n’ai pas pris au sérieux les commentaires des clients qui me trouvaient une ressemblance avec la famille Biton. Je ne suis pas resté très longtemps à cet emploi. La guerre de Kippour a éclaté et j’ai été appelé comme réserviste. A la fin du conflit, j’ai commencé à travailler pour la compagnie maritime Zim en Afrique. Ma fille est née à mon retour, et la famille Biton ou tout lien possible avec eux me sont complètement sortis de la tête. Jusqu’à ce qu’un jour, à l’âge de 29 ans, mon père m’avoue que j’avais été adopté. »
On m’a volé mon cœur
Les parents biologiques d’Amiri, David et Hanna (Hanina) Biton, arrivent à Akko de Tunisie en 1948. David travaille dans la construction et Hanna comme couturière. Ils ont deux fils et une fille, puis Hanna tombe enceinte. Shoshana, une proche parente, se souvient de sa visite à l’hôpital, juste après la naissance du bébé. Dans l’unité néonatale de soins intensifs, elle découvre le nourrisson sous intubation. Les noms de David et Hanna Biton figurent sur l’étiquette à son bras. « Tsvi était un beau bébé avec de grands yeux. Je suis restée à le regarder quelques minutes », se souvient-elle. « Mais en rentrant chez moi, j’ai eu un pressentiment et je suis retournée à l’hôpital le lendemain matin. J’ai trouvé Hanna en pleurs, hystérique : on venait de lui annoncer la mort du nourrisson. Je suis allée dans le service de soins intensifs avec sa sœur et nous avons demandé à parler au médecin. J’ai vu la couveuse où Tsvi se trouvait la veille, mais à sa place il y avait un autre bébé. Pendant tout ce temps, deux infirmières nous suivaient partout où nous allions. Nous nous sommes rendu compte qu’elles parlaient de nous. Lorsque nous leur avons demandé où se trouvait le bébé Biton, elles nous ont répondu qu’il était mort. »
Après la perte de son enfant, la vie de Hanna bascule. Elle quitte son emploi, cesse de s’occuper de la maison et des enfants, et passe ses journées à pleurer. « Ils m’ont volé mon cœur, mon âme, mon ventre », répète la maman éplorée. Son état mental se détériore encore après le décès de son mari, et elle passe des années à faire des allers-retours en institutions psychiatriques.
« Un jour, je suis allé voir mes parents adoptifs à Natanya », se souvient Amiri. « Au moment de partir, mon père m’a accompagné et est monté dans la voiture avec moi. Sur un ton grave, il m’a dit qu’il avait quelque chose d’important à me révéler. Et puis il a laissé tomber cette bombe et m’a annoncé que je n’étais pas son fils biologique. J’étais bouleversé. J’ai senti comme une déchirure à travers mon corps, comme si le lien qui m’attachait au sol venait de se rompre. Je suis resté assis là, sans un mot. J’avais du mal à y croire. Quand il m’a demandé ce que je voulais faire, j’ai eu de la peine pour lui. Je suppose qu’il redoutait de me voir partir, que je les abandonne ma mère et lui. Je n’ai pas versé une seule larme. J’ai agi de façon très rationnelle. Je lui ai dit que je l’aimais, mais que j’avais besoin de découvrir qui étaient mes parents biologiques. Il m’a alors avoué que mon nom d’origine était Biton. »
La quête
La vie d’Amiri se situe aujourd’hui à des années-lumière de son cocon d’origine, dans un kibboutz laïque. S’il garde un faible pour le gefilte fish, il vit à Bnei Brak avec sa nouvelle femme, Rivka et étudie tous les jours à la yeshiva Netivot Olam du Rabbin Yossef Brock. « Depuis que j’ai appris le secret de mon enlèvement aux premiers jours de ma naissance, j’ai décidé que je n’aurais pas de repos tant que je n’aurais pas découvert mes racines, et ce qu’aurait été ma vie si j’avais grandi avec ma famille biologique. J’ai immédiatement demandé un congé à mon travail et j’ai commencé mes recherches. »
Quand il s’adresse à l’agence d’adoption de Haïfa, quelques jours après sa conversation avec son père, la responsable tente de le persuader de renoncer à sa quête. Mais elle réalise qu’il n’est pas prêt à lâcher prise, et promet de retrouver son dossier d’ici un mois. Les semaines passent et elle ne donne aucune nouvelle. Amiri demande alors à son avocat d’envoyer une requête, et les documents d’adoption jaunis avec le sceau officiel sur le formulaire du tribunal refont surface comme par magie.
Dans le dossier figure un article de journal qui mentionne les noms de vingt enfants. « Le titre de l’article était : Avez-vous des informations sur les enfants suivants ? Le nom de Tsvi Biton m’a immédiatement sauté aux yeux. J’ai alors réalisé que l’adoption était un bluff, car mes parents connaissaient mon nom de famille d’origine et auraient pu contacter qui de droit. Les autorités ont fait semblant d’enquêter sur les familles des enfants avant qu’ils puissent être remis à l’ adoption. J’ai trouvé le numéro de téléphone et j’ai appelé l’employée impliquée dans l’affaire. Je lui ai expliqué qui j’étais et lui ai poliment demandé si elle avait plus d’informations, mais la femme s’est mise à hurler et m’a demandé qui m’avait donné son numéro de téléphone. Sans attendre ma réponse, elle a tout simplement raccroché. »
L’ex-femme d’Amiri prend alors les devants. Elle se souvient qu’un ami de la famille travaillait à l’époque pour la compagnie de HLM Amidar et l’appelle pour solliciter son assistance. Ce dernier la met en contact avec son ancien adjoint, qui sait exactement où vivait la famille Biton. Il se souvient également de la mère rentrant de l’hôpital sans son bébé. Tous les jours, dit-il, elle venait à son bureau pour demander qu’il l’aide à retrouver l’enfant qu’on lui avait enlevé. Le soir même, il emmène Amiri à l’endroit où se dressait le camp de transit et frappe à la porte d’un des anciens bâtiments. L’homme qui vit là s’avère être ce même client de la banque qui demandait tout le temps à Amiri s’il était lié à la famille Biton.
Les retrouvailles
Alors que ses recherches sur sa famille biologique sont sur le point d’aboutir, Amiri commence à se sentir nerveux. Il prend donc conseil auprès d’un ami psychologue. Ensemble, ils mettent au point un stratagème digne d’un roman policier. Amiri sait que son frère Shlomo a été tué dans un accident de la route et que sa mère est hospitalisée dans un établissement psychiatrique. Il décide alors de contacter sa tante, en prétendant vouloir tourner un documentaire sur la communauté tunisienne. « Quand je suis arrivé avec mon ex-femme, ma tante est restée bouche bée, elle ne cessait de me regarder », se souvient-il. « Mon ex-femme a commencé à lui parler de la famille Biton. J’ai ainsi appris que j’avais un frère à Akko et une sœur à Natanya, qui habitait alors à deux pas de mes parents adoptifs. Je n’arrivais pas à croire que toutes ces années, ils avaient vécu à deux pas de chez moi sans que je n’en sache rien. »
« Quelques jours plus tard, nous sommes allés rendre visite à la femme de Shlomo. Elle est restée plantée là à m’observer les yeux écarquillés. Il y avait une photo de mon frère au mur : la ressemblance était époustouflante. C’est là que j’ai compris que ma mère ne m’avait jamais abandonné, mais que j’avais été enlevé, tout comme des centaines d’enfants yéménites à la même époque. »
Amiri entreprend alors de rendre visite à sa mère. « Je suis allée avec ma sœur à l’institution de Rishon Letsion où elle était hospitalisée. Elle m’a pris pour mon frère Shlomo. Je ne lui ai pas parlé, je ne l’ai pas embrassée. Je l’ai juste écouté discuter avec ma sœur. Je voyais qu’elle avait des moments de lucidité. Elle ne comprenait pas que j’étais son enfant perdu, et on m’a conseillé de ne pas le lui dire pour ne pas aggraver son état fragile. » A la fin de sa vie, Hanna est transférée vers une institution à Pardessiya et Amiri continue à lui rendre visite, bien qu’elle ignore toujours qui il est. Il y a huit ans, alors qu’elle se trouve dans une unité de soins intensifs à l’hôpital Meir de Kfar Saba, il décide de lui révéler sa véritable identité. « Je lui ai raconté que j’avais été enlevé et adopté par une autre famille. Des larmes se sont mises à couler sur ses joues et j’ai su qu’elle m’avait compris. Le lendemain, elle s’est sentie mieux et a été transférée dans un autre service. Quand je suis arrivé, elle m’a attiré vers elle et a embrassé ma main. Elle m’avait reconnu. Trois jours plus tard, elle est décédée. »
Un complot sous scellés
Tsvi Amiri entame son retour vers la religion à 33 ans, près de quatre ans après ses retrouvailles avec sa famille biologique, à l’époque de la bar-mitsva de son fils aîné. Il commence à mettre les tefiline et à respecter le Chabbat. Il divorce peu de temps après, et se met à étudier dans une yeshiva. Il a alors l’impression de renaître. Bien que sa famille soit originaire de Tunisie, il sait qu’il partage son histoire avec celle des enfants yéménites disparus. Selon lui, la conspiration s’étend bien au-delà de ce groupe spécifique. « Cinq autres personnes qui étudient avec moi à la yeshiva ont un passé similaire. Un seul d’entre eux est yéménite », confie-t-il.
Il faudra attendre 1967 pour que soit créée la première commission d’enquête parlementaire sur ces enlèvements. Ses conclusions : la plupart des enfants sont morts, et seulement quatre d’entre eux ont été adoptés. En 1988, la Commission Shalgi enquête de nouveau sur la question, mais c’est seulement en 1994 que ses conclusions sont publiées, semblables à celles des enquêtes précédentes. Un an plus tard, une autre commission d’enquête est mise en place. En 2001, elle conclut qu’il n’y a aucune preuve de complot. Parallèlement, la commission déclare que tous les documents connexes resteront scellés pendant 70 ans.
L’affaire a refait surface en juin dernier. Sous la pression de groupes représentant les familles et exhortant le gouvernement à déclassifier les documents, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a confié le dossier au député Tzahi Hanegbi. « Quand un pays décide qu’il doit garder de telles informations secrètes jusqu’en 2071, cela inspire des soupçons. De quoi ont-ils peur ? », demande Amiri en colère. « Qu’essayent-ils de cacher ? Ces protocoles doivent être mis à la disposition du public tant que les auteurs sont encore en vie. Il y avait toute une mafia derrière, avec parmi eux des dirigeants communautaires, des médecins et des infirmières. J’ai été enlevé bébé des bras aimants de ma mère ! Je veux savoir la vérité sur toute cette histoire.
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