Ruth Dayan, femme d’un homme et de son pays

Retour sur le destin exceptionnel de l’épouse de Moshé Dayan, qui a soufflé sa centième bougie

Ruth Dayan, lors de son 100e anniversaire (photo credit: EREZ HARODI - OSIM TSILUM)
Ruth Dayan, lors de son 100e anniversaire
(photo credit: EREZ HARODI - OSIM TSILUM)
Ruth Dayan est née en 1917 à Haïfa. Ses parents, Rachel et Zvi Schwartz, sionistes convaincus, venaient tout juste d’émigrer de Russie. Le monde était alors en pleine ébullition. Cette année-là, le tsar Nicolas II abdique, tandis que la révolution bolchevique initiée par Lénine se prépare ; en marge de la Première Guerre mondiale qui bat son plein sur le sol européen, le gouvernement britannique publie la déclaration Balfour, lettre ouverte favorable à l’établissement en Palestine d’un foyer national juif. Soit la première étape vers la création de l’Etat d’Israël. Un mois plus tard, en décembre 1917, le chef du corps expéditionnaire britannique en Egypte, le général Edmund Allenby, conquiert Jérusalem sous contrôle ottoman depuis quatre siècles. Descendant de son cheval, il arpente les rues de la Ville sainte, qui passera bientôt sous mandat britannique.
Deux ans après la naissance de Ruth, la famille Schwartz émigre à Londres afin d’y acquérir un savoir susceptible de lui être utile dans le futur Etat juif. Puis revient en Palestine quand Ruth est âgée de huit ans. La fillette parle alors l’anglais aussi bien qu’elle l’écrit, des aptitudes qui lui ouvriront de nombreuses portes dans un pays où les habitants étaient encore peu nombreux à manier la langue de Shakespeare.
La famille est installée dans une confortable maison à Jérusalem, considérée comme luxueuse pour l’époque. Les parents ont une vie sociale particulièrement active et leur salon devient un lieu de rencontre prisé. Les voisins des Schwartz surnomment ainsi l’endroit « place Schwartzland ». Auréolée de culture britannique et européenne, la demeure devient en effet un lieu de rendez-vous de l’élite politique et intellectuelle de la Ville sainte, où se côtoient aussi bien des responsables sionistes que des membres de l’aristocratie arabe ou de l’administration britannique. On y croise aussi de nombreux artistes…
Malgré ce mode de vie bourgeois et mondain, les Schwartz ne se sont jamais départis de leurs idéaux socialistes et de leur rêve sioniste. Autant de valeurs qu’ils se sont attaché à transmettre à leurs enfants. Ruth a fait partie d’un mouvement de jeunesse tandis que sa sœur Reuma, née en 1925, a été envoyée dans un kibboutz. Rachel Schwartz a inspiré ses filles en leur transmettant un modèle de courage et de témérité. Elle a été une des premières femmes de la région à conduire son automobile, et n’hésitait pas à s’aventurer sur les routes de la Palestine britannique ou à traverser le désert du Sinaï afin d’acheter en contrebande des armes au Caire pour les acheminer à Jérusalem.
Le coup de foudre
En 1934, Ruth, très jolie jeune fille de 17 ans, rêve comme beaucoup de ses camarades de vivre dans un kibboutz pour y travailler la terre d’Israël. Déterminée, elle commence à s’initier à diverses tâches comme la traite des vaches. Et informe ses parents de son désir d’apprendre un métier agricole qui lui semble plus utile pour poursuivre son rêve sioniste, que des études théoriques dans un établissement scolaire classique.
Elle s’installe à Nahalal, la première coopérative juive (moshav) de Palestine britannique, située sur la route reliant Haïfa à Nazareth, dans la vallée de Jezreel. Nahalal est alors le point de convergence de tous les pionniers à la poursuite du rêve sioniste. C’est le lieu où il faut être pour participer à la création de l’Etat d’Israël. La nature y est hostile : les moustiques anophèles porteurs du paludisme pullulent ; les étés sont excessivement chauds et les hivers, froids et boueux.
« Je suis arrivée ici avec l’idée d’entamer une vie monacale. J’ai décidé que j’allais arrêter de m’intéresser aux garçons et perdre mon temps à tisser des relations avec eux. Cela pour me dévouer à mon travail et à mes études afin de devenir une excellente agricultrice », écrit-elle à son arrivée dans son journal intime. Mais c’est sans compter les nombreux et séduisants jeunes gens qui vivent dans cette communauté. Parmi eux, Moshé. « Je suis tombée amoureuse de lui dès que je l’ai vu, je ne connaissais même pas son nom », a-t-elle expliqué quelques années plus tard.
Subjuguée par ce pionnier, Ruth oublie les mises en garde d’une amie qui lui conseille pourtant d’être méfiante vis-à-vis des jeunes hommes et notamment ceux de la famille Dayan. « Très vite, je me suis rendu compte que celui pour lequel j’avais eu un coup de foudre était un Dayan mais je n’ai pas tenu compte des remarques de mon amie, j’étais tout simplement amoureuse ! », a-t-elle raconté.
Il est vrai qu’il était difficile d’être insensible au charme de Moshé Dayan. Sur les photos de cette période, il est toujours souriant, charmeur. Né au bord du lac de Tibériade, viril, bronzé, il incarnait l’idéal du nouvel Israélien tel qu’il était défini dans le rêve sioniste. Il s’était enrôlé à 15 ans dans la Haganah (défense), organisation paramilitaire sioniste chargée de protéger les communautés juives, et avait déjà fait ses preuves lors d’escarmouches avec les voisins bédouins du moshav. Moshé a 19 ans quand il rencontre Ruth. Très vite, il devient le personnage central de la vie de la jeune fille. Elle le présente à ses parents à Jérusalem, une visite qui a eu une grande influence sur lui, lui a-t-il dit par la suite. L’environnement dans lequel Ruth avait grandi était une découverte pour ce jeune homme qui avait vécu jusqu’à présent « une vie sans confort, dans un baraquement de Nahalal avec des toilettes extérieures », se souvenait Ruth lors d’un entretien en 1986. Les parents de la jeune fille n’ont pas eu leur mot à dire, tant elle était béate d’admiration devant son prétendant, chantant sans cesse ses louanges : « Regardez comme il est magnifique, comme il est intelligent ! » Ruth était décidée à en faire son mari.
Un foyer sans répit
1935. En Palestine, la révolte arabe contre les soldats de l’armée britannique et l’arrivée des juifs gronde. A Nahalal, les habitants sont en guerre contre leurs voisins bédouins et se battent pour le droit de propriété des terres agricoles et l’accès à l’eau. A 18 ans, Ruth est déjà impliquée dans la tourmente politique du Moyen-Orient. Pour faire la paix avec ses voisins bédouins, Moshé Dayan accepte que son mariage soit célébré comme une sulha (réconciliation en arabe), soit une méthode de résolution des conflits millénaire, provenant du milieu tribal. L’élite locale bédouine est conviée à l’union et comme la tradition l’exige, la mariée arrive pieds nus vêtue d’une simple robe blanche brodée. Les parents de Ruth, de leur côté, ont souhaité organiser une cérémonie plus mondaine et occidentale. Ils affrètent un bus de Jérusalem pour acheminer leurs invités à Nahalal, la famille et les proches, mais aussi des intellectuels, des artistes et des dignitaires juifs, britanniques et arabes. Le jeune couple reçoit des cadeaux de grande valeur qui mettent Moshé Dayan mal à l’aise. « A l’époque, c’était un provincial qui n’était pas au courant des usages », disait Ruth.
Finalement, le jeune couple décide d’utiliser l’argent des cadeaux pour étudier à l’étranger et s’installe à Londres. Mais très vite, les époux ont le mal du pays et regagnent leur maison dans la vallée de Jezreel. En 1939 naît leur fille Yaël. C’est une année de fortes tensions entre Arabes, tribus bédouines et juifs. Les combats font rage. La veille de la fête de Simhat Torah, peu de temps après le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, Ruth habille Yaël, âgée de huit mois, comme une véritable princesse pour accueillir Moshé qui doit rentrer d’opérations militaires dans la Haganah. « Il n’est jamais arrivé », racontait Ruth. « J’ai attendu, l’obscurité est tombée et je suis finalement retournée chez moi, inquiète et déprimée. Je voulais tuer le monde entier, Moshé et la Haganah avec. » Le jour suivant, le chien du couple entre dans la maison avec une note attachée autour du cou : « Nous avons été arrêtés… Je vous embrasse toutes les deux. Moshé. » Avec 42 membres du groupe militaire clandestin, il avait été appréhendé par les Britanniques en possession d’armes et envoyé en prison à Saint-Jean d’Acre.
Ruth remue alors ciel et terre pour faire libérer son mari, et tente même de contacter le palais de Buckingham. Mais c’est seulement en février 1941, après un an et demi d’incarcération, que Moshé recouvre la liberté.
Moins de trois mois après sa libération, les responsables de la Haganah enjoignentà Moshé de reprendre ses activités militaires. Ruth comprend que la période de trêve familiale est déjà terminée. A ce moment-là, l’organisation sioniste enrôle tous les jeunes car les menaces s’intensifient. Les nazis et leurs alliés, notamment la France de Vichy, qui à l’époque contrôle la Syrie et le Liban, menace des villages juifs dans le nord de la Palestine. Moshé Dayan rejoint une unité de combattants pour aider les Britanniques et prend part à de nombreux affrontements dans le nord du pays.
« Je savais que Moshé était parti pour le Liban », se souvenait Ruth qui l’a attendu dans un kibboutz à coté de la frontière. « Tout le monde revenait des combats sauf Moshé. Je devenais folle, incontrôlable, je criais : “Où est Moshé ?”, mais personne ne me répondait. » On lui a finalement dit de se rendre à l’hôpital de Haïfa. « Il était couvert de bandages. Une balle avait fracassé les jumelles qu’il utilisait pour voir d’où provenaient les tirs et avait gravement blessé son œil gauche. C’était un miracle qu’il soit encore en vie. Mais Moshé avait perdu confiance, il pensait que c’était la fin. “Une personne avec un seul œil ne sert à rien”, disait-il. Puis il a vite repris le dessus. »
Ensuite le couple a deux garçons : Ehoud, en 1942, et Assaf (Assi) en 1945. En 1947, Moshé reprend l’uniforme. Il est chargé des affaires arabes. C’est ainsi qu’en avril 1948, il conclut en secret un « pacte de sang » entre la communauté druze et les juifs. Un moment éprouvant pour lui car quelques jours avant la signature de l’alliance, son frère Zorik a été tué lors d’une bataille contre des combattants druzes.
Moshé grimpe ensuite tous les échelons de la hiérarchie militaire A l’été 1948, il est nommé commandant des zones sous contrôle juif à Jérusalem, et lance deux offensives contre les Jordaniens, mais sans succès. A l’automne, il négocie un cessez-le-feu régional avec son homologue jordanien, le commandant de la partie est de Jérusalem, Abdullah el-Tell.
Une femme engagée
Entre-temps, la famille Dayan quitte Nahalal pour s’installer dans une grande villa à Jérusalem. Ruth n’est pas restée dans l’ombre de son mari et a pris une part active dans la vie publique, l’accompagnant dans ses déplacements et prenant la parole lors de manifestations.
Dans les années 1950, face à l’afflux de nouveaux immigrants, elle considère qu’il est de son devoir de soutenir cette population. Courageuse, elle n’hésite pas, tout comme sa mère, à braver les dangers. Les routes sont désertes à l’époque, les voitures rares et les attaques de la part des combattants arabes (feddayins) fréquentes. Mais Ruth est déterminée : au volant de sa vieille jeep, pieds nus et armée d’un pistolet, elle s’aventure dans les régions les plus isolées du pays pour aider les nouveaux immigrants installés dans des camps de transit. Intéressée par l’art, elle les encourage à développer leurs aptitudes artistiques, et les aide à trouver un emploi dans ce domaine. « Ils (les immigrants) vivaient dans des tentes, dans la boue. Je voulais les aider financièrement et vendre les objets artisanaux qu’ils créaient afin d’améliorer leur situation », explique Ruth.
Quand Moshé est nommé chef d’état-major en décembre 1953, Ruth fonde la maison de couture Maskit, qui a offert plus de 2 000 emplois aux nouveaux immigrants. En 1956, la victoire lors de la guerre de Suez fait de Moshé Dayan un héros international. Son image de général victorieux avec son célèbre bandeau noir sur l’œil fait le tour du monde. En 1967, il devient ministre de la Défense.
Ruth se souvient : « Au matin du 6 juin 1967, j’ai prévenu Moshé que je me rendais à Jérusalem. Une fois arrivée, je me suis arrêtée à une station essence pour faire le plein. C’est alors que les obus en provenance de la Vieille Ville ont commencé à tomber tout autour de moi, et cela pendant une ou deux heures, sans interruption. J’ai finalement réussi à parler à Moshé au téléphone et il m’a dit : “Que fais-tu à Jérusalem?” Je lui ai répondu qu’il ne m’avait pas avertie ce matin qu’il y aurait la guerre. »
Une preuve du manque de communication entre les époux ? De fait, Moshé Dayan cache beaucoup de choses à sa femme et ses aventures extraconjugales se multiplient. Auréolé de son prestige de général victorieux, les femmes l’adulaient. Très sensible à leur charme, il cède facilement à leurs avances. « J’ai accepté cette situation. Je répondais aux lettres de ses maîtresses, de ses admiratrices, c’était comique », raconte-t-elle. Tout le pays était au courant des infidélités de Dayan, mais Ruth semblait ne pas s’en soucier.
Jusqu’au jour ou elle demande le divorce, mais pour un autre motif que ses tromperies. « Une fois, je suis allée à Naplouse et j’ai rencontré cinq femmes palestiniennes qui étaient emprisonnées. On m’a demandé si je pouvais leur trouver un emploi chez Maskit. Quand je suis rentrée à la maison, Moshé était déjà là, assis dans un fauteuil. J’ai préparé le dîner, puis il m’a dit : “J’ai appris par mon bureau que tu as rendu visite à des prisonniers palestiniens. Je n’apprécie pas cette initiative. Je les mets en prison et toi tu leur rends visite !” A ce moment, j’ai compris que nos chemins divergeaient et que nous ne pensions plus de la même manière. Les temps avaient changé. Quand je l’ai entendu parler ainsi, j’ai compris qu’il était contre l’idée d’une coexistence, et je lui ai dit que je voulais divorcer. »
Sans rancune
En 1972, le couple a divorcé. Peu de temps après, Moshé s’est remarié avec Rachel, avec qui il entretenait une liaison depuis 18 ans. Quand Moshé est mort en 1981, il a tout laissé à Rachel et rien à ses enfants, ni à sa première femme. Ces derniers lui en ont beaucoup voulu, mais Ruth a été indulgente car elle est ainsi, elle pardonne à tout le monde. Elle a également pardonné à Assi, son plus jeune fils, acteur et metteur en scène, qui au désespoir de sa mère, exposait sa vie dans les journaux. Brillant mais tourmenté, sous l’emprise de la drogue et provocateur, Assi est mort en 2014. Sa mère aura été à ses côtés jusqu’à la fin.
Au fil des années, Ruth s’est investie dans le développement de la maison de couture Maskit, aujourd’hui reconnue dans le monde entier, et dont les nouvelles créations sont présentées à l’international. Elle s’est également engagée sans compter pour défendre le sort des enfants en difficulté, les droits des Bédouins ou la cause des femmes, notamment à travers deux organismes qu’elle a cofondés, l’organisation caritative Variety Israel, et un groupe social juif-arabe, Brit Bnei Shem (Ibnaa Sam). Elle est enfin membre de l’ONG de défense des droits de l’homme Yesh Din, et fait partie du conseil d’administration du centre de développement économique juif-arabe.
Ruth, qui demeure une figure très populaire en Israël, ne voyage plus dans le monde entier comme elle avait l’habitude de le faire, mais continue à se déplacer dans le pays pour défendre ses idées. Récemment encore, cette centenaire a revêtu sa plus belle robe et, conduite par un de des petits-enfants, s’est rendue au kibboutz Ein Harod, à 120 kilomètres de chez elle, pour voir une exposition intitulée Dayan, album michpaha, consacrée à l’influence des membres de la famille sur la destinée de l’Etat d’Israël.
Ses neuf petits-enfants et douze arrière-petits-enfants l’appellent « mamie » et lui rendent de fréquentes visites à son domicile de Tel-Aviv. Toujours alerte, elle reste passionnée par la mode et les nouvelles créations de Maskit. Elle touche les tissus, vérifie les ourlets et attend avec impatience la sortie des nouvelles collections.
« Je ne crois en rien d’autre qu’en la destinée », a-t-elle dit lors d’un entretien en 2001. La sienne aura été marquée par le sceau de l’exception.

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