Deux juifs, trois opinions

Que pensent les juifs de Catalogne de l’indépendance de la région ?

Marche pour l'indépendance de la Catalogne en 2012 (photo credit: WIKIPEDIA)
Marche pour l'indépendance de la Catalogne en 2012
(photo credit: WIKIPEDIA)
Deux juifs, trois points de vue, dit-on… Le dicton est peut-être encore plus vrai pour ce qui est du référendum très controversé sur l’indépendance organisé en Catalogne le 1er octobre dernier, et qui a mis le pays en ébullition. Mais ici, le silence est parfois plus révélateur que les mots. « La communauté juive ne fera aucune déclaration politique concernant le vote. Chez nous, les opinions sont très diverses et nous les respectons toutes », affirme Victor Sorenssen, directeur de la Comunidad Israelita de Barcelone. « Nous sommes apolitiques », confirme le rabbin Habad de Barcelone, David Liberson. De fait, aucune des nombreuses communautés de la capitale catalane n’a exprimé de position officielle concernant l’indépendance de la région.
Une communauté divisée
Mais qu’on ne s’y trompe pas : au sein de la communauté juive comme parmi la population locale, le débat fait rage. Les juifs catalans qui ont accepté de donner leur avis ont tous bien précisé qu’ils ne parlaient qu’en leur nom propre. Carla préfère garder l’anonymat : sa famille a déjà fait l’objet de menaces pour avoir exprimé des opinions anti-séparatistes dans les médias sociaux. Elle-même se sent solidaire des « Juifs de Catalogne », un groupe que le débat sur le référendum a redynamisé et qui manifeste un profond attachement à l’Espagne. « Nous sommes des juifs catalans et des citoyens espagnols, respectueux des institutions et des lois qui nous protègent dans notre pays, l’Espagne », proclame le descriptif du groupe sur Twitter.
Il y a quelques années, Carla a fini par quitter la communauté massorti Atid à laquelle elle appartenait, parce que celle-ci commençait à promouvoir des événements organisés par la mouvance indépendantiste. « Etant donné les circonstances », explique-t-elle, « il était important pour moi d’exprimer ouvertement ma loyauté. C’est très juif de se montrer respectueux des lois de son pays, surtout quand on y vit bien, et cela doit être précisé par les temps qui courent. Nous sommes espagnols et l’Espagne est notre patrie ! »
« Nous voulons être considérés sur un pied d’égalité avec les autres citoyens, car nous sommes semblables aux autres. Nous ne voulons pas des privilèges que les nationalistes catalans exigent. Et nous ne souhaitons pas que le reste de l’Espagne croie qu’être juif, c’est être séparatiste », ajoute-t-elle.
Même son de cloche à Madrid, où les représentants officiels de la communauté juive d’Espagne n’ont pas hésité à donner leur avis : « Aujourd’hui », déclare David Hatchwell Altaras, son président, « vivre dans une démocratie est la seule garantie de sécurité pour les juifs. Notre loyauté à l’Espagne est donc vitale ! » « Respecter les lois du pays dans lequel on vit est une obligation halakhique », renchérit Angel Mas, président de l’ACOM, organisation pro-Israël qui lutte contre le BDS et l’antisémitisme moderne. Celui-ci exprime « une immense inquiétude » à l’idée d’une victoire définitive des séparatistes, qui reviendrait à rendre la constitution espagnole nulle et non avenue. « Cette constitution nous a rendu nos droits civiques, à nous les juifs ; tout changement susceptible de modifier ce cadre qui nous a permis de prospérer dans le pays doit nous inquiéter », estime-t-il. « S’il est permis un jour d’associer le fait d’être pro-israélien ou juif à une absence de loyauté vis-à-vis de nos institutions démocratiques, nous sommes perdus ! » Angel Mas lui-même porte un nom catalan et possède des racines familiales dans la région. Il trouve ainsi scandaleux que les citoyens nés en Catalogne, mais vivant ailleurs en Espagne, n’aient pas été autorisés à participer au référendum, alors que des immigrants récents non titulaires de la nationalité espagnole ont pu voter. « Quand je pense qu’ils souhaitent me faire devenir un étranger dans mon propre pays ! », soupire-t-il.
Respect de la constitution : une obligation halakhique ?
Pour David Hatchwell Altaras, une Catalogne indépendante est tout bonnement impossible, étant donné l’article 155 de la constitution espagnole, qui dote le gouvernement de l’Etat d’un mécanisme de contrôle des communautés autonomes, au cas où celles-ci manqueraient aux obligations imposées par la constitution ou par les lois, et menaceraient d’attenter gravement à l’intérêt général de l’Espagne. Et le président de la communauté d’ajouter que, selon lui, « une Catalogne indépendante ne serait pas un endroit où il ferait bon vivre pour les juifs », étant donné le nombre de groupes indépendantistes favorables au BDS qui s’y trouvent. « Plusieurs municipalités de Catalogne ont approuvé certaines initiatives de boycott anti-Israël, en connivence avec le parti de gauche radicale Podemos, qui est financé par l’Iran et le Venezuela », pointe-t-il.
Ces affirmations ne sont pas sans fondement. Le parti catalan Candidatura d’Unitat Popular (CUP) a ainsi annulé l’invitation faite à une militante écologique allemande de gauche à sa conférence en mai dernier, sous prétexte que cette dernière avait défendu le droit à l’existence d’Israël et exprimé son opposition à l’action du mouvement BDS contre l’Etat juif. Le même mois, la ville de Barcelone a subventionné un événement littéraire qui accueillait un Palestinien condamné pour terrorisme ainsi que l’avocate du BDS Leila Khaled. « C’est là une nouvelle preuve du radicalisme des forces indépendantistes d’extrême gauche, qui constituent désormais le principal courant politique en Catalogne. Cela montre à quel point cet antisémitisme virulent est central, voire fondamental pour ces gens », déclare Angel Mas, qui décrit la Catalogne comme « un foyer d’activités anti-israéliennes », accusant les groupes indépendantistes de promouvoir ces activités.
Toutefois, les partis et les acteurs qui composent le camp pro-indépendance sont très divers, et si certains sont antisionistes, d’autres voient au contraire l’Etat juif comme un modèle. « Beaucoup de Juifs catalans ont vu leur propre reflet dans l’Etat d’Israël », estime Moriah Ferrus, favorable à l’indépendance, membre de la communauté massorti de Barcelone. « Si Israël a réussi, nous y arriverons nous aussi. Depuis l’année 1714, date à laquelle la Catalogne a perdu tous ses droits de souveraineté sur son territoire, de nombreuses générations ont rêvé de retrouver cette indépendance. La Catalogne n’a jamais perdu sa soif de liberté. »
Pour David Hatchwell Altaras, en revanche, le mouvement catalan a toujours été nationaliste plutôt que favorable à l’indépendance. « J’ai beaucoup d’amis qui sont des nationalistes catalans. Ils sont tout à fait favorables à la renaissance de l’identité catalane tout en étant très heureux d’être espagnols », indique-t-il. « Cela était très clair dans la manifestation du 8 octobre, où un million de personnes sont venues exprimer leur amour de l’Espagne et de la Catalogne. Idem pour celle du 29 octobre à Barcelone. En tant que juifs, nous savons qu’il est possible d’aimer à la fois Israël et le pays dont nous sommes citoyens. Une telle attitude est parfaitement cohérente dans une démocratie. On ne doit pas avoir à choisir entre les différentes couches qui composent notre identité. Pendant très longtemps, le nationalisme catalan a vu la renaissance du peuple juif dans son Etat-nation comme un exemple à suivre. Ce mouvement, via le parti CiU, était donc très proche d’Israël. Mais il y a trois ans, quand le parti a commencé à revendiquer l’indépendance, cette proximité avec Israël a s’est relâchée. » David Hatchwell Altaras est formel : « La grande majorité des juifs d’Espagne ne sont pas séparatistes. Ce n’est pas une position dans laquelle ils se sentent à l’aise. Et je ne la vois pas moi-même comme une chose positive pour l’Espagne dans laquelle je crois. »
Le modèle israélien
Etant donné la petite taille de la communauté juive d’Espagne, aucun sondage d’opinion n’a été mené, et aucune statistique n’est disponible. Néanmoins, il est clair que les juifs envisagent les choses différemment depuis la Catalogne. Victor Sorenssen ne pense pas que l’on puisse mettre tous les juifs dans le même panier, soulignant la pluralité d’opinions qui règne à Barcelone. « En réalité, il y a quatre communautés juives : la mienne, la Comunidad Israelita de Barcelona, qui est séfarade orthodoxe, la communauté Loubavitch Habad, la communauté progressiste Beit Shalom et la communauté massorti Atid. »
Barcelone abrite la deuxième communauté juive d’Espagne après Madrid, avec une population estimée à 10 000 membres, contre 15 000 dans la capitale. Selon un membre de la communauté de Catalogne, les juifs de Madrid seraient plutôt proches du parti populaire du président Mariano Rajoy. Après les événements du 1er octobre qui ont vu s’opposer les manifestants indépendantistes aux forces de l’ordre, les communautés catalanes Atid et Beit Shalom ont toutes deux condamné officiellement les violences policières. « Nous pensons que dans les circonstances actuelles, il est essentiel de trouver par des négociations, une solution politique qui respecte la volonté des citoyens de Catalogne », a stipulé Beit Shalom dans sa déclaration officielle. « Nous appelons les institutions de Catalogne, d’Espagne et d’Europe à garantir les droits des citoyens catalans, et à promouvoir un dialogue respectueux de la démocratie et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. »
Haïm, membre de cette communauté, se dit favorable à l’indépendance. Il s’agit pour lui d’« un droit historique des Catalans », et affirme que les comparaisons que l’on fait entre l’indépendance de l’Etat d’Israël et celle de la Catalogne sont tout à fait légitimes. Selon lui, les différentes mouvances indépendantistes trouvent toutes leur inspiration dans le sionisme, « depuis le droit des peuples à déterminer leur destinée jusqu’au droit à l’auto-détermination ». Il rappelle que, lorsque la dictature franquiste a pris fin en 1975, les séparatistes ont envoyé des représentants en Israël pour enquêter entre autres sur la façon dont le pays avait fait de l’hébreu une langue moderne et vivante. Quant aux allégations selon lesquelles les séparatistes catalans compteraient dans leurs rangs de farouches partisans du BDS, il les conteste, faisant remarquer que partout en Espagne, comme dans les pays européens ou à l’UNESCO, on trouve des éléments hostiles à Israël. « Mais le sentiment dominant en Catalogne vis-à-vis d’Israël et des juifs est plutôt une grande sympathie », affirme Haim. « Les relations entre la Catalogne et Israël sont très chaleureuses et l’on trouve d’ailleurs beaucoup d’entreprises israéliennes dans la région. Les militants BDS ne forment qu’une minorité… »
Maria Prieto, qui appartient à la même communauté catalane que Haïm, a voté contre l’indépendance, mais pour elle, le plus important est que les Catalans puissent décider librement et démocratiquement de leur avenir. « J’aimerais que nous ayons la possibilité de nous exprimer de la même façon que les Ecossais, dans un référendum légal et accepté par tous, selon les normes démocratiques. Malheureusement, cela n’a pas été possible le 1er octobre », déplore-t-elle. « Nous aurions pu nous réjouir de l’organisation d’une consultation non contraignante, avec l’autorisation du gouvernement espagnol, mais cela avait déjà été tenté le 9 novembre 2014, et la conséquence a été une condamnation du gouvernement catalan pour désobéissance. Je pense que la constitution espagnole a besoin d’être réformée, afin de donner à l’Etat une nouvelle configuration, et de reconnaître le droit pour ses citoyens d’être consultés sur le « pacte territorial ». Si nous ne faisons pas cela, nous courons le risque de briser à la fois les sociétés catalane et espagnole. Nous avons besoin que les interlocuteurs laissent de côté leurs intérêts électoraux et cherchent à parvenir à un accord équitable pour la Catalogne. »
David Aliaga, un écrivain qui vit à L’Hospitalet, petite ville au sud de Barcelone, est issu lui aussi de la communauté Atid. Le 1er octobre, il a glissé un bulletin blanc dans l’urne. « Je ne suis pas nationaliste », déclare-t-il. « Ni espagnol ni catalan. Mais je suis fermement convaincu que le peuple catalan doit avoir droit à un référendum, dans la mesure où nous sommes une démocratie. »
Répondant à l’argument selon lequel les juifs doivent se montrer loyaux envers l’Etat dans lequel ils vivent, il affirme : « Je ne suis pas sûr que nous puissions demander aux juifs d’Espagne de donner une réponse commune sur cette question. Je respecte pour ma part tous les avis tant qu’ils sont démocratiques. En tant que juif, toutefois, j’estime qu’il est de mon devoir de rester du côté de la justice sociale avant d’être du côté de la loi. Car défendre la justice sociale est une mitsva. L’éthique est le devoir principal du peuple juif et il ne me paraît pas très moral d’interdire aux Catalans de décider de leur avenir, voire d’ouvrir un dialogue à ce sujet. »
La tentation du pire
Paul Sanchez, journaliste vivant à Barcelone, possède une identité multiple : Catalan, Britannique et juif, il a suivi les derniers événements à travers le filtre de sa profession. Il confirme la pluralité d’opinions qui prévaut au sein des différentes communautés juives. Il qualifie ce phénomène de « particulièrement sain », et refuse de mettre des étiquettes, même si historiquement, précise-t-il, les communautés orthodoxes ont toujours eu des liens avec le CiU, un parti qui prône aujourd’hui l’indépendance. Il fait observer au passage que si les partisans du CiU conservateur comparent leur désir d’indépendance à celui des Juifs en 1948, ceux du parti socialiste CUP, pour leur part, s’identifient plutôt au mouvement nationaliste palestinien actuel.
Ces dernières semaines, des partis néonazis et d’extrême droite comme Phalange, le parti franquiste, ont fait leur apparition en Espagne, indique par ailleurs David Aliaga. Ils ont ressorti leurs symboles et scandé des paroles de haine dans la rue. « Pourrait-on imaginer une chose pareille en Allemagne ? », interroge-t-il. « Cela fait froid dans le dos, c’est inacceptable ! Nous devons condamner cela et nous battre. Parmi les nombreux démocrates hostiles à l’indépendance, certains ne rechignent pas à partager leur espace avec des fascistes. Aujourd’hui, ces derniers défilent dans les rangs des unionistes, peut-être même aux côtés de juifs contre les Catalans, mais si on les laisse descendre ainsi dans la rue et qu’on leur accorde un espace politique, ils pourraient bien, un jour, manifester aussi leur haine des juifs. »
Pour sa part, Maria Prieto déplore l’usage totalement irresponsable que l’on fait des mots « nazis » et « nazisme », devenus une insulte facile utilisée à tout bout de champ pour disqualifier des opposants politiques. Interrogée sur la résurgence d’un antisémitisme qui résulterait d’une Catalogne indépendante, elle estime que cela ne se produira que si Israël venait à soutenir les indépendantistes, ce qui ne semble pas être le cas dans un futur proche. Paul Sanchez est du même avis : « L’antisémitisme en Espagne est souvent la conséquence de l’opinion publique exprimée en Israël. Tout dépend si l’Etat juif se montre favorable à l’indépendance catalane, ce qui semble très improbable. Je pense que les choses vont se maintenir telles qu’elles sont aujourd’hui : indifférence à l’égard des juifs – la plupart des Espagnols n’en on jamais vu, et  beaucoup pensent qu’il s’agit de créatures mythologiques –, et un certain sentiment anti-israélien sous la surface…  »
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