Une révolution qui dure

La première victoire électorale du Likoud a engendré une nouvelle donne politique, économique et sociale qui a transformé le pays

A la Knesset, aparté de Menahem Begin et Ezer Weizman, en arrière-plan, aparté de Shimon Peres et Yigal Allon (photo credit: GPO)
A la Knesset, aparté de Menahem Begin et Ezer Weizman, en arrière-plan, aparté de Shimon Peres et Yigal Allon
(photo credit: GPO)
C’est excités et en sueur que passants et clients de ce café en bordure de route de Beit Shemesh se précipitaient pour faire entendre leurs voix. Ils convergeaient tous vers la table poussiéreuse où Amos Oz était installé pour prendre note de leurs témoignages. Ils avaient à cœur de raconter leur douloureuse mise à l’écart par l’establishment travailliste, et comment ils avaient contribué à chasser ce parti du pouvoir. « Pourquoi ont-ils fait venir mes parents en Israël ? », demandait l’un d’eux, désignant l’élite fondatrice du pays. « Parce qu’ils n’avaient pas d’Arabes à l’époque, et qu’ils avaient besoin de nos parents pour faire le sale boulot, pour servir de bonnes à tout faire, d’ouvriers et pour faire la police aussi. Ils les ont fait venir pour qu’ils soient leurs Arabes… Mais vous savez quoi ? Maintenant on leur a collé (Menahem) Begin. Et ils vont devoir faire avec pendant longtemps, très longtemps… »
Une déclaration prophétique, puisque 40 ans ont passé depuis cette fameuse élection du 17 mai 1977, qui a engendré une nouvelle hégémonie politique, mais aussi des bouleversements sociaux, nationaux et culturels. A la faveur de cet événement, un nouveau mot a fait son entrée dans le jargon politique israélien, « mahapakh ». On doit ce terme au présentateur de télévision Haïm Yavin, le Poivre d’Arvor israélien, qui, en ouverture du journal après l’élection, a lancé « Mahapakh ! » pour annoncer aux téléspectateurs ce séisme politique auquel personne ne s’attendait. Ce terme, construit à partir de la racine hafokh, signifie « renverser quelque chose, mettre à l’envers ». Une racine à partir de laquelle l’hébreu moderne construit aussi les mots « révolution » (mahapekha) et « coup d’Etat » (hafikha). La victoire de Begin n’a pas été, au sens propre, une révolution. Pas plus qu’un coup d’Etat. Elle n’a été ni violente, ni illégale. Mais l’événement était de taille, au point de donner, comme c’est souvent le cas en Israël, naissance à un nouveau mot. Depuis, ce substantif est entré dans le langage courant pour désigner un changement de pouvoir pacifique, mais radical
.
Une révolution copernicienne
Jamais au cours des sept dernières décennies pourtant mouvementées depuis la création de l’Etat, la politique israélienne n’a connu d’événement aussi renversant que ce scrutin de mai 1977 qui a porté Menahem Begin au pouvoir. Lui, ce Poulidor de la politique, qui semblait condamné à rester cantonné à la tête de l’opposition pour toujours. Avec cette victoire, ses huit échecs aux élections nationales appartenaient désormais au passé.
Au moment des événements, ce passage du pouvoir des mains des travaillistes à celles du Likoud semblait n’être qu’un accident de parcours. Une aberration qui n’aurait qu’un temps ; la prochaine élection aurait vite fait de rectifier le tir. L’atmosphère était telle que Yitzhak Ben-Aharon, ancien chef de la Histadrout (le syndicat israélien), était allé jusqu’à déclarer cette fameuse nuit à la télévision : « Je refuse d’accepter le verdict du peuple. » Et il n’était pas le seul à penser ainsi. Cette position reflétait l’état d’esprit de beaucoup de travaillistes, qui considéraient que leur défaite ne relevait pas d’un mécontentement social profond, pas plus que d’une faillite culturelle, mais qu’elle était due aux conjonctures.
Juste avant l’élection, le parti de gauche avait été frappé par une série de scandales de corruption. Il y avait eu l’arrestation du gouverneur de la Banque centrale israélienne, Asher Yadlin, pour détournement de fonds ; le suicide du ministre du Logement, Avraham Ofer, après qu’une enquête pour corruption ait été lancée contre lui ; et enfin la démission du Premier ministre Yitzhak Rabin suite aux révélations selon lesquelles sa femme détenait illégalement un compte bancaire aux Etats-Unis.
Alors que ces affaires affaiblissaient le Parti travailliste sur le plan juridique, sur le plan émotionnel, la confiance de la population avait été ébranlée par la guerre de Kippour et le fiasco des services de renseignements. C’est ainsi qu’au moment des élections législatives trois ans plus tard, de sérieux doutes quant aux compétences des dirigeants du pays achevaient de les disqualifier aux yeux de la population.
Discrédités, les travaillistes se sont vu arracher un tiers de leurs voix par un nouveau parti centriste, Dash (Mouvement démocratique pour le changement), soutenu par des généraux célèbres, des universitaires et des hommes d’affaires.
La victoire du Likoud était loin d’être un feu de paille, comme l’a confirmé sa réélection en 1981. Après avoir raflé 11 % d’électeurs supplémentaires, le parti de droite a remporté 48 des 120 sièges de la Knesset. Plus que David Ben Gourion n’en avait jamais obtenu.
Discrimination systématique
Quand Amos Oz était arrivé à Beit Shemesh l’année suivante alors qu’il visitait le pays pour écrire ce qui deviendrait le best-seller Dans la terre d’Israël, le pays était déjà en profonde mutation. Cela ne se traduisait pas seulement par la fin des scandales de corruption et autres fiascos militaires, ni par le nombre de sièges au parlement. Et c’est à Beit Shemesh que ces changements étaient le plus visibles. Il s’agissait d’un bouleversement émotionnel qui transpirait dans les propos des résidents de la ville ; ils se réjouissaient de ce qu’ils qualifiaient de délivrance, eux, les laissés pour compte, qui végétaient dans le marasme économique, à la périphérie géographique des centres névralgiques du pays et de la scène politique. Eux, que le pouvoir précédent avait dédaignés, humiliés, et abandonnés sur les bas-côtés de la construction du pays, relevaient la tête.
L’élite socialiste, principalement laïque, qui avait fondé Israël, avait certes sué sang et eau pour construire le pays. Mais elle avait marginalisé, ostracisé certaines franges de la population et créé des antagonismes ; elle était même allée jusqu’à pratiquer un boycott systématique des partis issus de sa population immigrée. Parmi ceux qui avaient été le plus cruellement mis à l’écart, se trouvaient les vétérans du Mouvement révisionniste pré-étatique dirigé par Menahem Begin. Ceux-là étaient farouchement hostiles au plan de partage de l’ONU et à l’accord portant sur les réparations proposées par l’Allemagne, que le pragmatisme diplomatique du parti travailliste avait entérinées. Le Mouvement révisionniste était né en opposition au Mouvement sioniste. Et en souvenir des graves affrontements qui les avaient jetés l’un contre l’autre par deux fois, tandis qu’ils luttaient contre la domination britannique, le Parti travailliste excluait systématiquement les révisionnistes de la fonction publique.
Mis à part quelques exceptions, comme l’enrôlement des anciens combattants de l’ombre par le Mossad, incluant celui de l’ancien leader du Groupe Stern, Yitzhak Shamir, le cercle de fidèles qui entouraient Begin était maintenu à l’écart de la vie politique et des postes clés. Ce qui était perçu par les intéressés comme une injustice et un affront cuisant.
Les sionistes religieux venaient ensuite, bien que moins marginalisés. Ils faisaient certes toujours partie des coalitions du Parti travailliste, et avaient accès à des postes au sein de l’exécutif dans différents ministères, antennes gouvernementales et municipalités, mais ils n’avaient pas accès au noyau dur du gouvernement : les rênes du pouvoir leur étaient interdites. Malgré leur fidélité, les partenaires religieux du Parti travailliste n’ont ainsi jamais obtenu de portefeuille ministériel majeur, comme celui de la Défense, des Affaires étrangères, des Finances, de l’Education ou de la Justice. Cette stigmatisation, perçue dans une certaine mesure comme une aliénation, alimentait un fort ressentiment au sein de ces partis.
Quant à l’orthodoxie moderne, elle ne briguait pas de poste au sein de l’administration publique de l’Etat sioniste. Néanmoins, ses membres se sentaient religieusement étouffés par l’élite dominante du parti travailliste. Les rabbins ultraorthodoxes, au contraire de ceux du courant de l’orthodoxie moderne, percevaient Ben Gourion et ses disciples comme des ennemis du judaïsme.
Begin, le grand rassembleur
Mais la population la plus frustrée et la plus remontée contre le Parti travailliste, qui aura le plus pesé sur le destin politique du jeune Etat, tant par son nombre que par sa colère, fut celle de la masse des immigrants du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord des années 1950 et 1960. Comme ceux dont Amos Oz a recueilli les plaintes à Beit Shemesh. « Quand j’étais enfant, mon instituteur de maternelle était blanc [= ashkénaze] et son assistant était noir [= moyen-oriental] », lançait quelqu’un dans ce café où Oz prenait des notes. « Au collège », poursuivait-il, « mon professeur était irakien et le principal était polonais. Sur le chantier où j’ai travaillé, mon superviseur était une rouquine de Solel Boneh [conglomérat de construction appartenant à l’union (syndicat)]. A l’hôpital, l’infirmière était égyptienne et le docteur ashkénaze. Dans l’armée, nous, les Marocains, n’étions que les caporaux, et les officiers venaient du kibboutz. Toute ma vie, j’ai été dans le bas de l’échelle, et vous, au sommet. »
Ces propos jetaient une lumière crue, mais lucide, sur l’antagonisme social qui régnait dans le pays. Celui-ci découlait de l’arrivée massive de populations traditionalistes en provenance des pays musulmans,
désargentées et peu éduquées, dans un pays dirigé par des juifs d’Europe majoritairement laïques, instruits et mieux lotis.
C’est donc auprès de cette population défavorisée que Begin s’est investi politiquement pendant des années. Ces gens voyaient en lui un compagnon d’infortune, victime lui aussi de l’élite travailliste. Ils s’identifiaient à ce juif qui revendiquait la même tradition religieuse qu’eux, et qui les épatait avec sa rhétorique nationaliste. Maintenant, c’était à leur tour d’avoir une place au soleil ; avec leurs descendants, ils émergeaient comme les jeunes pousses d’un nouvel électorat perdu pour les travaillistes. C’est encore le cas aujourd’hui.
Un nouvel « air du temps »
Begin a su comprendre que pour générer son engagement sur le long terme, il ne suffirait pas de fédérer cette population par les urnes et de recueillir ses bulletins de vote. C’est pourquoi il a eu à cœur de former la jeune génération de ces immigrés, pour en faire une nouvelle élite, à même de produire des leaders politiques. Ce faisant, il l’a inspirée en lui insufflant l’élan nécessaire à son affranchissement social et culturel. C’est ainsi que cette population immigrée du Moyen-Orient a peu à peu retrouvé confiance et fierté dans son patrimoine culturel, et bénéficié d’un respect nouveau, perceptible dans l’organisation du système éducatif et les manuels scolaires, et bientôt dans la pop, le rock, le cinéma, le théâtre et la littérature du pays.
Les historiens se demanderont longtemps jusqu’à quel point Begin a dû sa victoire à ce segment de population qu’il avait su fédérer. Mais le fait est que dans les décennies qui ont suivi son mandat, l’establishment politique et militaire comptait de nombreux membres issus des milieux immigrés du Moyen-Orient. Ce fut le cas de quatre ministres de la Défense, trois des Affaires étrangères, quatre des Finances, deux des trois derniers inspecteurs généraux de la police israélienne ainsi que de la moitié des chefs d’état-major.
A cette époque, même le Parti travailliste a été dirigé par deux personnalités issues de ce milieu. Sans compter les maires et les hommes d’affaires de tout premier plan, tels l’ingénieur et magnat de l’immobilier Yitzhak Teshouva, le banquier Tzadik Bino, le magnat des assurances Shlomo Eliyahou, ainsi que Haïm Saban. Tous étaient nés dans des pays musulmans et arrivés tout jeunes en Israël. L’époque où un Premier ministre comme Levi Eshkol organisait dans sa résidence des récitals en yiddish et celle où son successeur, Golda Meir, se rendait aux spectacles en yiddish de Tel-Aviv, était révolue. Un nouveau chapitre de l’histoire du pays s’écrivait, sur lequel soufflait un air résolument nouveau.
Une hégémonie sans faille
Parallèlement à cette révolution sociale, l’époque a été marquée par l’augmentation du poids politique des partis religieux. Begin n’avait pas tardé à placer des politiciens précédemment marginalisés au cœur des affaires de l’Etat. Il a attribué à l’orthodoxie moderne le ministère de l’Education et réservé à l’ultraorthodoxie la présidence du Comité des finances à la Knesset, puis plus tard, la présidence de la coalition, une fonction très prisée.
Bien qu’en partie circonstancielles, ces mesures étaient le reflet d’une stratégie visant à rassembler autour de la droite nationaliste, des segments de population plus diversifiés : hassidim, anti-hassidim, sionistes messianiques, et traditionalistes séfarades (avec la création du Shas) rejoindraient plus tard la coalition. C’est dans ce contexte qu’est née l’initiative politique la plus mondialement controversée : celle des implantations. Sous Begin, la Judée-Samarie se couvre d’implantations juives : 200 localités verront le jour. Un projet mené à bien par l’orthodoxie moderne avec la bénédiction de l’ultraorthodoxie, applaudi par le nationalisme séculaire, et accueilli avec enthousiasme par l’électorat de base du
Likoud, en raison de la perspective de logements moins chers, dans des villes comme Ariel et Maale Adoumim.
C’est ainsi que ce type hétéroclite de coalition, pour le moins haut en couleur, alliant adeptes de causes nationalistes, théologiques ou sociales, domine l’histoire israélienne depuis 1977. Les échéances électorales ponctuelles du Likoud ne sont jamais parvenues à infirmer son exceptionnelle hégémonie, au contraire : Premier ministre au milieu des années 1980, Shimon Peres a non seulement été un partenaire du Likoud, mais aussi celui ayant accompli l’historique transition d’Israël du socialisme au capitalisme, mettant en œuvre sur le plan économique, ce que Begin avait réussi sur le plan politique.
En revanche, les intermèdes travaillistes en 1992 et 1999, fondées sur des propositions de paix ambitieuses, n’ont abouti qu’à un regain de violence qui a ensuite coûté aux travaillistes six défaites électorales consécutives. Quant à la victoire d’Ehoud Olmert sur le Likoud en 2006 – principalement l’œuvre de Likoudnikim de longue date comme lui – s’est soldée par des conflits à Gaza et au Liban, qui ont nourri trois victoires du Likoud et donné naissance à un large consensus, désormais partagé par Yitzhak Herzog, chef du parti travailliste, à savoir que la paix avec les Palestiniens n’est pas pour demain.
A l’opposé, l’accord de paix historique avec l’Egypte, conclu par le Likoud en 1979, a encore renforcé Begin en lui donnant l’étiquette d’un homme de paix, un rôle jusque-là improbable pour celui dont la rigidité lui avait valu d’être la figure de proue de la ligne dure sur ce dossier.
A droite toute
Où en est le Likoud aujourd’hui ? Ses détracteurs reprochent au parti d’être de plus en plus autoritaire et de chercher à développer sa mainmise dans les secteurs de la sphère publique qui échappent encore à son influence. Ces opposants ne manquent pas d’arguments : ils pointent du doigt pêle-mêle la nomination de nouveaux juges conservateurs à la Cour suprême, la présence de plus en plus importante du quotidien Israël Hayom propriété de Sheldon Adelson, grand ami de Netanyahou, la radiodiffusion publique récemment divisée en deux entités, et qui est en passe d’être financée par l’État plutôt que par des annonceurs, ou encore les manœuvres de la ministre de la Culture Miri Reguev, qui a fait capoter une grande variété de projets jugés antipatriotiques.
Dans quel sens soufflera le vent demain ? Difficile de le prévoir. Certes, les crises majeures qui secouent les démocraties occidentales en France, Italie, Espagne, et aux Etats-Unis, semblent vouloir épargner la démocratie israélienne, qui n’est pas confrontée au problème d’immigration qui a déstabilisé la politique européenne, ni à la crise socio-industrielle qui a alimenté la montée de Donald Trump.
Pour autant, Netanyahou n’a pas laissé sa succession s’organiser. Il a même mis des bâtons dans les roues de ses poulains potentiels, tels que Moshé Yaalon, Moshé Kahlon et Avigdor Liberman. Au départ, leur loyauté envers Netanyahou était sans faille. Mais au final, chacun d’entre eux s’est imposé comme un rival, en créant un nouveau parti concurrent. Tout cela est sans compter les allégations de corruption qui s’accumulent autour de Netanyahou. Cependant celui-ci continue à  balayer ces accusations d’un revers de main en affirmant « qu’il n’y aura rien parce qu’il n’y a rien ». Il n’est pas exclu que cette prédiction finisse par se révéler vraie. Cela dit, elle fait curieusement écho au même type de déclarations que scandaient les dirigeants travaillistes avant ce fameux hiver 1977. Peu de temps après, ils tiraient leur révérence. Alors, à quand une autre Mahapakh ?
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite