L’homme qui fait trembler le Moyen-Orient

Yehouda Glick traîne une réputation d’agitateur radical, mais depuis son entrée à la Knesset, il désarçonne ses opposants avec un programme souvent progressiste

Yehouda Glick (au centre) priant à l’extérieur de l’enceinte du mont du Temple avec quelques fidèles (photo credit: REUTERS)
Yehouda Glick (au centre) priant à l’extérieur de l’enceinte du mont du Temple avec quelques fidèles
(photo credit: REUTERS)
La vidéo de 55 secondes avait fait un véritable « buzz ». Filmée le 17 juillet 2014, elle montre Yehouda Glick en train de prier avec d’autres sur le mont du Temple. Seulement ces « autres » ainsi que la nature de sa prière détonent. Le député raconte la genèse de ces images : « Non loin de moi se trouvaient quatre musulmans assis sur des chaises alignées en train de prier, et un cinquième debout à côté d’eux. Quand j’ai vu ces gens, je me suis dit qu’ils n’allaient pas nous agresser », raconte le député, installé à la cafétéria de la Knesset en cette fin du mois de novembre. « Ils avaient l’air différents des autres, de ceux qui crient. Ils ne semblaient pas avoir l’intention d’employer la violence contre nous, ils étaient concentrés dans leur prière. J’ai alors décidé de me joindre à eux, comme ça… » Le député Likoud va donc s’asseoir sur la chaise du milieu qui est libre. C’est là que débute la vidéo. L’homme installé à sa droite, coiffé du fez vert, est aveugle, mais même lui paraît sentir ce qui se passe. « Bien sûr qu’ils savaient qui j’étais », poursuit Yehouda Glick, conscient d’être parfaitement reconnaissable avec sa barbe et ses cheveux d’un roux flamboyant. « Cela fait des années que tous les Arabes de Jérusalem me connaissent ! » « Quand je me suis assis et que j’ai commencé à prier, ils ont d’abord été choqués et puis, peu à peu, ils ont semblé heureux. » Un plaisir qui transparaît en effet dans les larges sourires qui s’affichent sur leurs visages. « C’était inattendu et parfaitement spontané. Je ne savais pas que j’étais filmé. Je me suis assis avec eux dans un élan sincère. »
Les hommes continuent de sourire tandis qu’ils se balancent d’avant en arrière en priant : la ilaha illa allah, il n’y a pas d’autre dieu que Dieu. « Dès que j’ai reconnu ces mots, j’ai décidé de les dire avec eux ». Yehouda Glick connaissait cette prière issue du Coran pour l’avoir apprise pendant ses études de guide touristique. La ilaha illa allah est l’un des grands piliers de l’islam, explique-t-il. « C’est l’équivalent de notre Chema Israël. Pour devenir musulman, on doit répéter cette phrase trois fois, puis en ajouter une autre, que je n’ai pas dite, bien sûr ! » Sur la vidéo, on voit ainsi le député se lever et déambuler devant la rangée de chaises en récitant le « Chema musulman » d’une voix claire et forte. Fièrement. Puis il ajoute en hébreu : « Adonaï eloheinou, adonaï ehad ». L’un des musulmans a alors prononcé le dernier verset du psaume XXIV, en hébreu : « Mi hou melekh hakavod ? Adonaï hou melekh hakavod ». Yehouda Glick lui demande aussitôt de répéter, ce qu’il fait, puis Yehouda Glick dit ces mots après lui, de la même voix forte et fière. Et la vidéo s’arrête.
L’homme à abattre
L’homme qui récite la ilaha illa allah en arabe avec des musulmans est-il le véritable Yehouda Glick ? Ou bien le député roux est-il tel qu’on le décrit habituellement : un agitateur radical, un fauteur de troubles, un extrémiste, un dangereux trublion d’extrême droite qui s’est donné pour mission de permettre aux juifs de prier sur le mont du Temple ? Le titre d’« individu le plus dangereux du Moyen-Orient » que lui a décerné la police israélienne est-il, en un mot, justifié ?
« Miraculé » est l’autre qualificatif qui pourrait s’appliquer à Yehouda Glick. Personne n’a oublié, en effet, le terrible attentat dont il a été victime, trois mois environ après que la fameuse vidéo ait été filmée.
Ce soir du 29 octobre 2014, Mutaz Hajazi, un habitant du quartier d’Abou Tor à Jérusalem-Est, prend la direction du musée Menahem Begin de la capitale. L’organisation des Fidèles du mont du Temple vient d’y tenir sa conférence annuelle, un événement qui se déroule aux alentours du 6 Hechvan, anniversaire de la visite de Maïmonide sur le site sacré. A la fin de la réunion, tandis que Yehouda Glick range ses affaires dans sa voiture garée devant l’entrée du Centre Menahem Begin, Hajazi, membre du Djihad islamique qui a purgé une peine de 11 ans dans les prisons israéliennes pour atteinte à la sécurité de l’Etat, arrête sa moto près de lui. Glick se retourne. Hajazi ne lui demande pas son nom – c’est inutile, l’homme roux est facilement reconnaissable. Yehouda Glick ignore totalement qui peut être cet homme. « Avec sa courte barbe noire, je l’ai pris pour un shasnik [un membre du parti ultraorthodoxe Shas]. J’ai cru qu’il allait me dire que sur le plan halakhique, il était interdit de fouler le sol du mont du Temple. »
« Je suis vraiment désolé », lance Hajazi à Glick en hébreu. L’intéressé ne comprend pas de quoi parle cet inconnu. « Je me suis rapproché de lui pour le lui demander ». C’est alors qu’il voit l’arme pointée sur lui. « Tu es un ennemi d’al-Aqsa », déclare l’assaillant avant de tirer quatre balles. Yehouda Glick est touché au bras, au ventre et à la poitrine. Par miracle, les balles ne touchent aucun organe vital à l’exception des poumons. « J’avais le bras plié devant moi », explique-t-il. « L’une des balles l’a traversé pour pénétrer dans ma poitrine et ressortir dans mon dos. Tout le monde s’est mis à crier Pigoua ! Pigoua ! [attentat !]. Moi, je suis tombé et la dernière chose dont je me souviens, c’est la voix de mon ami Shaï qui me criait à l’oreille : « Rav Yehouda, al télekh, anahnou tsrikhim otkha ! » [rav Yehouda, ne pars pas, nous avons besoin de toi !]. Glick perd alors connaissance et est transporté à l’hôpital dans un état des plus critiques.
Yehouda Glick pense souvent à Hajazi. « Très souvent, même », insiste-t-il. « Chaque fois que je vois une moto, je fais l’association et je suis aux aguets. Même chose quand je vais au musée Menahem Begin. Je ne peux pas m’empêcher de revivre ce moment… » D’autant qu’il revoit souvent le visage de son agresseur accolé aux menaces de mort qu’il reçoit sur Facebook ou par mail. « C’est ma vie, désormais », soupire-t-il, fataliste. Son domicile est aujourd’hui équipé de caméras et de systèmes de sécurité et deux gardes du corps l’accompagnent dans tous ses déplacements, qu’il effectue en voiture blindée. Comme il est député, la Knesset prend ces frais en charge. « J’ai eu beaucoup, beaucoup de chance. Hachem a décidé de me laisser dans ce monde-ci. Cela signifie que ma mission n’est pas achevée. Et plus que cela : Il a décidé de me placer à la Knesset, ce qui va au-delà des espérances que je pouvais avoir. »
Un député à contre-courant
Deux mois après la tentative d’assassinat, le miraculé annonce sa candidature aux primaires du Likoud. En 56e position sur la liste aux élections précédentes, il brigue désormais la 33e place, réservée à un représentant de Judée-Samarie. Il a très peu de chances de devenir député à ce rang, car les sondages créditent le Likoud d’à peine plus de 20 sièges. Dix jours plus tard, il vient voter pour les primaires dans un fauteuil roulant poussé par son épouse. Il obtient la position convoitée, mais il sait qu’il n’entrera pas à la Knesset. « La seule chose que j’ai faite pour ma campagne, c’est de poster un message sur ma page Facebook la veille des élections ».
Puis le 17 mars arrive et le Likoud remporte finalement 30 sièges. Yehouda Glick se trouve trois places trop loin. Mais 14 mois plus tard, trois députés Likoud quittent le parlement, de sorte que le 25 mai 2016, contre toute attente, ce rabbin de 51 ans fait son entrée à la Knesset. Il est le 6e Israélien d’origine américaine à y accéder. Celui qui s’est jusqu’alors tenu en marge du débat public devient un véritable acteur de la vie politique. Il peut désormais se battre pour le mont du Temple de l’intérieur, en tant que législateur. Toutefois, il est avant tout parlementaire, membre du Likoud et de la coalition. Dans ces conditions, quel genre de député fait-il ?
A ce poste, Yehouda Glick se révèle pour le moins surprenant. Pour ses détracteurs, il reste certes le colon fauteur de troubles, l’extrémiste religieux ultranationaliste qui travaille à jeter de l’huile sur le feu. Pourtant, quand vient le moment d’appuyer sur le bouton de vote, le nouveau député ne laisse pas de déconcerter. Sur tout ce qui concerne la religion et l’Etat, il partage le plus souvent le point de vue des juifs traditionalistes ou libéraux qui, dit-il, défendent moins une politique de gauche que les droits de l’homme. Exemple avec un projet de loi très controversé qui visait à interdire aux convertis non orthodoxes de fréquenter les mikvaot [bains rituels] financés par l’Etat. Alors que la coalition soutenait la proposition, au grand dam des massortim et des libéraux, juste avant le vote, Yehouda Glick a prononcé un discours virulent à l’intention de Moshé Gafni, le député du Judaïsme unifié de la Torah à l’origine du projet de loi. « Qu’est-ce que cela peut vous faire, monsieur Gafni, qu’une femme du mouvement libéral vienne s’immerger dans le mikvé ? Elle-même ne vous empêche pas de le faire de votre côté… Avons-nous vraiment besoin de telles divisions ? », a asséné le député.
En tant que membre de la coalition, Glick ne pouvait voter contre le projet de loi. Cependant, il aurait pu conclure un accord avec un membre de l’opposition, ou tout simplement sortir de l’hémicycle pour ne pas voter. Mais non : il a choisi de rester et de s’abstenir. Il a été le seul député Likoud à ne pas soutenir le projet de loi…
Autre position à contre-courant : celle concernant les Femmes du Mur qui se battent pour pouvoir prier avec talith et tefiline au Kotel. Le rabbin à la barbe rousse ne voit aucun inconvénient à ce que des femmes revêtent un châle de prière. Il s’est en outre battu pour faire autoriser le défilé de la Gay Pride, a participé à une manifestation devant le Grand Rabbinat pour exiger la reconnaissance des conversions effectuées par le rabbin new-yorkais d’Ivanka Trump, Haskel Lookstein, et a soutenu l’ancien ministre de la Défense Moshé Yaalon lorsqu’il a condamné Elor Azaria, le soldat qui a tiré sur un assaillant palestinien gisant mis hors d’état de nuire à Hébron.
Défenseur acharné des libertés individuelles
Beaucoup accusent Glick d’être un fanatique. L’intéressé reconnaît volontiers qu’il l’est lorsqu’il soutient le droit de chacun à vivre et à penser différemment. Un droit qui, selon lui, implique de ne rien imposer à personne. Ainsi n’approuve-t-il pas que l’on interdise une manifestation à Tel-Aviv sous prétexte qu’elle est réservée aux hommes, que l’on oblige les partis ultraorthodoxes à ajouter des femmes sur leurs listes électorales, que l’on force les écoles ultraorthodoxes à inclure les maths et l’anglais dans leur programme ou que l’on contraigne les jeunes harédim à faire leur service militaire. « Je vote systématiquement contre tout ce qui ressemble à de la coercition », souligne-t-il. « On ne peut pas forcer les gens : ils croient ce qu’ils croient, et l’on doit respecter cela. »
Certaines des positions surprenantes du député s’expliquent par le fait qu’il a grandi aux Etats-Unis. Sur les problèmes de liberté d’expression, de culte et de réunion, Yehouda Glick est un Premier Amendement ambulant. Né à Brooklyn le 20 novembre 1965, cet avant-dernier d’une famille de quatre frères et deux sœurs, a fréquenté la yeshiva. « Chez nous, il y avait deux personnes dont nous parlions beaucoup : Elie Wiesel et Haïm Potok », raconte-t-il. « Le judaïsme américain de l’époque, c’était eux ! » Il se rappelle aussi de grands débats sur Natan Sharansky. Sa famille militait pour les juifs d’Union soviétique, et ses parents ainsi que son grand frère étaient même allés là-bas pour en rencontrer certains, en secret. « Les refuzniks étaient un important sujet de conversation chez nous… »
La famille fait son aliya le 10 juillet 1974 et s’installe à Beershéva, où le père, Shimon, participe à la création de la faculté de médecine. Yehouda Glick se fait régulièrement traiter de « gingi kalabassa », une ancienne insulte réservée aux roux. A l’âge de 22 ans, il s’installe à Otniel, à une dizaine de kilomètres de Hébron, une localité qu’il n’a jamais quittée depuis. Nommé porte-parole du ministère de l’Immigration en 1996, il démissionne de ce poste en 2005 pour protester contre l’évacuation de la bande de Gaza. Il a ensuite été directeur exécutif de l’Institut du Temple, directeur de la Fondation du mont du Temple, leader du groupe HaLiba et guide touristique spécialisé dans la visite du mont du Temple. Son approche des libertés individuelles s’étend également à ce lieu, et il ne comprend pas que l’on puisse voir les choses autrement : « Les gens qui m’agacent le plus sont ceux qui parlent des droits de l’homme pour les Palestiniens, pour les Femmes du Mur, mais qui, lorsque vous leur parlez du Har Habayit [le mont du Temple], refusent de vous soutenir. Pourquoi ? Cela fait partie des droits de l’homme de pouvoir se promener librement où l’on veut. »
Le député rouquin déteste la façon dont on le présente dans les médias, qui voient son combat pour le droit de prier au mont du Temple comme une allumette susceptible de mettre le feu au Moyen-Orient. « Dans quel monde vit-on pour que quelqu’un qui parle de liberté, de droits de l’homme, du respect dû à chaque individu, soit régulièrement qualifié de provocateur ? », interroge-t-il.
Un seul et même Dieu
Yehouda Glick a visité pour la première fois le mont du Temple à l’âge de 24 ans et pour la dernière fois le jour où il est devenu membre de la Knesset, puisque le Premier ministre Benjamin Netanyahou a interdit aux parlementaires de s’y rendre. Il a été régulièrement arrêté alors qu’il y priait et s’est vu interdire de s’y rendre par un juge qui estimait que sa présence risquait de mettre le feu aux poudres. Glick a fait appel de cette décision trois fois à la Cour suprême et des dizaines de fois dans des juridictions moins élevées, tout en continuant à se battre pour ses droits et à se rendre sur le lieu saint, parfois quatre ou cinq fois par jour. Au départ, il tenait le compte de ces incursions, mais il a cessé lorsqu’il a atteint le nombre de 1 010. Pour lui, chaque visite est précieuse. « Quand je monte sur le Har Habayit, je m’efforce toujours de ne faire aucune propagande. Mes idées, je les défends devant la justice, dans la presse, à la Knesset. Mais le mont du Temple est le lieu où l’on se tient devant Dieu et où l’on est transparent face à Lui. »
Cependant, il n’ignore pas les réalités du monde, les sensibilités politiques et religieuses en jeu et à quel point il importe de chercher des solutions viables.
Glick estime que le lieu sacré pourrait fonctionner de la même façon que le tombeau des Patriarches à Hébron, avec des zones distinctes pour les fidèles juifs et musulmans, et un accès au site entier autorisé aux juifs ou aux musulmans certains jours de fête. L’homme est un pragmatique. A la question de savoir ce qu’il ferait si un tremblement de terre endommageait le mont du Temple et le dôme du Rocher, il sourit. « Ma réponse va vous surprendre », dit-il. « Si cela se produisait et que j’étais Premier ministre, je rebâtirais la mosquée. » En tant que juif croyant, il ne doute pas de voir reconstruire un jour le Troisième Temple, mais pour le moment, celui-ci doit attendre. « Je ne crois pas qu’il faille se précipiter. Les choses se passeront graduellement. Quand Herzl a lancé le mouvement sioniste dans les années 1890, il n’avait aucune idée de ce à quoi ressemblerait la route 6 ou la société Intel. Et si vous lui aviez demandé à l’époque à quel train allaient les choses, il vous aurait répondu : “Très lentement !”. Pourtant, si on regarde en arrière ce qui s’est passé au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, croyez-moi, il n’y a rien de plus rapide que cela ! »
Selon lui, non seulement les musulmans finiront par reconnaître le droit du peuple juif à prier sur le mont du Temple, mais c’est de là que partira la paix. « Je pense qu’il y aurait une multitude d’opportunités s’il existait un vrai dialogue entre les gens qui ont la foi, si nous pouvions parler au cœur des croyants, à ceux qui savent très bien que nous ne les menaçons pas. Je dis toujours que dans un orchestre, la grosse caisse et le violon ne se menacent pas mutuellement. Ils se complètent. Pour ma part, je serais très heureux si tous les musulmans venaient sur le mont du Temple prier Allah, le Dieu unique. Car cela constitue un moment de vraie paix. Parce que le nom d’Hashem lui-même, c’est la paix. C’est dans cette direction que nous devons nous orienter. »
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