Jeux d'espions

Le Mossad a-t-il tenté de recruter des agents du renseignement français ?

L'ancien directeur du Mossad, Meir Dagan (photo credit: DR)
L'ancien directeur du Mossad, Meir Dagan
(photo credit: DR)
En mars dernier, une information provenant du journal Le Monde a fait beaucoup de bruit dans les médias israéliens : le Mossad, l’officine israélienne d’espionnage opérant à l’étranger, aurait tenté de recruter des agents du renseignement français. Suite à cette affirmation du quotidien, différents reportages diffusés en Israël ont dépeint le Mossad comme une entité déloyale, n’hésitant pas à trahir ses partenaires étrangers.
D’après le journal français, tout a commencé il y a quelques années lorsque le Mossad a entrepris de recruter un scientifique syrien sur le sol français. Pour y parvenir, l’agence israélienne aurait contacté son homologue dans l’hexagone, la DGSE. Les deux instances se seraient alors accordées pour mener l’opération conjointement, avec l’assistance de la CIA et des renseignements allemands. Au cours de la mission, ou juste après son terme, certains membres du Mossad se seraient tournés vers leurs collègues français pour tenter de les convaincre de travailler également pour Israël. Les premiers soupçons concernant un tel rapprochement sont apparus après que l’un des agents français ayant participé à l’opération ait rendu visite à ses collègues du Mossad en Israël ; une suspicion encore renforcée par le fait que cet agent ait été convié à un repas de Chabbat chez le chef de l’antenne parisienne de l’agence israélienne.
Des éléments peu crédibles
Ces soi-disant preuves semblent toutefois peu crédibles. En effet, le rôle du dirigeant du bureau du Mossad à Paris consiste principalement à faire la liaison avec le renseignement français, et même s’il bénéficie d’une immunité diplomatique, il sait parfaitement que tous ses faits et gestes sont surveillés par les services de contre-espionnage français. Dans ce contexte, il apparaît plus qu’improbable qu’il ait invité un agent à dîner à son domicile s’il voulait le recruter. Il est à peu près certain que si tel avait été le cas, l’entrevue aurait eu lieu non pas en France, mais à l’étranger. Des sources israéliennes fiables, proches du dossier, décrivent ainsi cette histoire comme un « pur non-sens », et affirment que le Mossad n’a jamais eu une quelconque intention de recruter un partenaire français. « C’est quelque chose qui ne se fait pas, ni avec la France, ni avec aucun autre pays », ont-elles assuré.
Au cœur de cette affaire, qui a vu le nom du Mossad traîné dans la boue, se trouve Bernard Squarcini, ancien chef de la DGSI, les renseignements intérieurs français, et Patrick Calvar, son actuel directeur. Il y a environ deux ans, un inspecteur interne à la DGSI a ouvert une enquête confidentielle à l’encontre de Squarcini, soupçonné d’abus de pouvoir pour avoir utilisé certaines informations tirées du renseignement dans le cadre de ses affaires personnelles, sans en avoir reçu l’autorisation. En parallèle, Squarcini a tenté de réunir des preuves susceptibles de le disculper.
Après avoir pris sa retraite, ce dernier a créé sa propre société de conseil dans le domaine du renseignement, Arcanum Global, basée à Washington.
En 2012, il a recruté l’ancien patron du Mossad Meir Dagan en tant que consultant principal, avant que celui-ci ne meure d’un cancer il y a un an. Des sources proches d’Arcanum Global assurent que depuis son décès, la société n’a recruté aucun Israélien pour le remplacer. Squarcini n’a pas souhaité s’exprimer sur l’affaire soulevée par Le Monde. En tant que chef du Mossad, Dagan rencontrait régulièrement Squarcini, ainsi que d’autres responsables du renseignement français dans le cadre de la coopération entre les deux pays. Ces entrevues sont en général purement professionnelles, même s’il n’est pas exclu qu’elles fassent naître certaines amitiés. Cela n’a en tout cas rien à voir avec une quelconque manipulation ou tentative de recruter ses amis en tant qu’agents doubles.
D’après Le Monde, l’opération pour recruter l’agent syrien a eu lieu lorsque Dagan et Squarcini occupaient leurs fonctions à la tête de leurs agences de renseignement respectives. Le Mossad aurait pris l’initiative de cette opération, en raison de son intérêt évident pour le programme syrien d’armes chimiques, développé au plan stratégique pour tenter de contrer la supériorité d’Israël basée sur son arsenal nucléaire. La cible était un ingénieur syrien travaillant sur ce programme, que des agents israéliens étaient parvenus à faire venir en France sous prétexte d’opportunités de travail et d’études. Au préalable, le Mossad avait informé la DGSE, qui pour cette opération a aussi collaboré avec la DGSI, tandis que la CIA et le BND (renseignement allemand) étaient également mis au secret.
Il semble que l’opération ait été un succès, et que nombre d’informations aient pu être récoltées. Le programme syrien de développement d’armes chimiques aurait été infiltré, et les contacts européens permettant au régime d’acheter du matériel et des équipements à double usage mis au jour. Un an plus tard, la guerre civile éclatait en Syrie. Depuis, l’armée de Bachar el-Assad a plusieurs fois utilisé ses armes chimiques contre les rebelles, comme le mois dernier. En octobre 2013, la Syrie a été contrainte par la communauté internationale à démanteler son stock d’armes chimiques, qui était parmi les plus importants au monde. Les renseignements israéliens estiment aujourd’hui que 93 % de l’arsenal syrien a été détruit, et que le pays ne possède plus désormais qu’une quantité insignifiante d’armes chimiques. Suffisant toutefois pour mener des frappes ponctuelles, comme l’attaque au gaz sarin perpétrée en avril contre la ville de Khan Cheikhoun.
Changement de mentalité
L’article publié par le journal français a ouvert une brèche sur l’un des aspects les moins connus du monde obscur du renseignement : celui de la coopération secrète entre les agences de pays amis, lorsque ceux-ci ont des ennemis ou des objectifs communs. S’il s’était agi d’une collaboration entre Américains et Britanniques, ou encore entre l’Union européenne et les pays de l’OTAN, elle aurait été perçue comme quelque chose de plutôt normal et évident. C’est un phénomène que l’on observe également dans le cadre de la lutte contre l’Etat islamique en Irak et en Syrie, avec l’alliance des forces de l’air, des forces spéciales et des renseignements d’une soixantaine de pays. Mais s’agissant du Mossad, c’est plutôt surprenant. Celui-ci s’est en effet forgé une réputation d’agence qui n’apprécie guère les opérations conjointes, et qui a même pour habitude de dérober des informations secrètes à ses amis, tout en étant très peu encline à partager les siennes.
Cependant, beaucoup de choses ont changé depuis les attentats du 11 septembre 2001, et la nomination de Meir Dagan à la tête du Mossad en 2002. Dès son arrivée, ce dernier a pris la décision de concentrer les efforts de l’agence sur deux cibles principales : l’Iran concernant son projet de fabrication de l’arme nucléaire et son soutien au terrorisme mondial d’une part, et la nébuleuse terroriste d’al-Qaïda et ses ramifications d’autre part. Sur ces dossiers, Dagan est rapidement arrivé à la conclusion que pour être plus efficace, le Mossad avait besoin de modifier sa façon de penser, et de se montrer plus coopératif avec ses homologues de pays amis ou moins amis, dans le cas d’intérêts partagés.
Le Mossad s’est alors mis à multiplier le nombre d’officiers chargés de faire la liaison avec les autres agences de renseignement à travers le monde, qui ont-elles-mêmes répondu par la réciproque, en envoyant leurs agents au quartier général du Mossad à Glilot, au nord de Tel-Aviv. L’agence israélienne, reconnue pour être une source fiable dans un Moyen-Orient constamment en proie aux conflits, a ainsi partagé des données et des évaluations avec différentes officines étrangères. Progressivement, des liens étroits se sont noués, qui ont débouché sur des opérations de terrain communes. Tels des assassinats ciblés,comme celui d’Imad Mougniyeh, le « ministre de la Défense » du mouvement chiite libanais pro-iranien Hezbollah.
Collaboration fructueuse
Avant l’émergence d’Oussama ben Laden, Mougniyeh était considéré comme le terroriste le plus dangereux et le plus recherché au monde : il avait sur les mains le sang de centaines de soldats américains, de parachutistes français tués au Liban dans les années 1980, d’Arabes sunnites, et de dizaines de Juifs et d’Israéliens. Lors de la plupart des réunions avec ses homologues américains ou autres, Dagan posait toujours la même question : « Pourquoi n’agissez-vous pas contre l’assassin Imad ? » Finalement, il a réussi à convaincre la CIA d’apporter sa contribution. « L’explosion ayant tué Mougniyeh a été activée à 200 kilomètres, depuis le quartier général du Mossad, où se trouvait aussi un agent de la CIA », a écrit le journaliste américain Dan Raviv en février 2015. « Il s’agissait d’un arrangement exceptionnel, au cours duquel les agents de la CIA et du Mossad ont coordonné leurs efforts dans la capitale syrienne afin de localiser la cible, se familiariser avec ses habitudes, et finir par garer une voiture piégée à l’extérieur de l’appartement où il se trouvait. »
Les rapports établis relatent en effet que le Mossad et la CIA sont parvenus à retrouver la trace de celui qui paraissait insaisissable, et ce en dépit de son changement d’apparence suite à une opération de chirurgie esthétique. La nuit de l’assassinat, l’équipe de surveillance à Damas a dû suspendre pour un moment l’opération, lorsqu’elle a remarqué que Mougniyeh n’était pas seul. La condition préalable posée par la CIA, en effet, était que seul le responsable du Hezbollah devait être ciblé. Mougniyeh était en compagnie du général iranien Qassem Suleimani, commandant des forces al-Quds, et d’un général syrien, Mohammad Suleiman, principal conseiller du président Bachar el-Assad. L’Iranien et le Syrien sont finalement partis, et c’est une demi-heure plus tard, alors que le dirigeant du Hezbollah sortait, que le bouton a pu être actionné. Mougniyeh a été tué sur le coup, sans qu’il n’y ait d’autre victime. Quant à Souleiman, le conseiller d’Assad, il a été assassiné six mois plus tard par un sniper. Il était, semble-t-il, en charge du réacteur nucléaire syrien secret, détruit un an plus tôt par Israël.
D’après la version israélienne, le vice-président américain d’alors, Dick Cheney, aurait téléphoné au premier ministre Ehoud Olmert pour le féliciter suite à l’assassinat de Mougniyeh. Dans les années qui ont suivi cette opération, la coopération entre le Mossad et la CIA s’est accrue et a atteint des niveaux inédits. La volonté de Dagan d’être un élément moteur dans la lutte mondiale contre le djihadisme s’est concrétisée. Les agences de renseignement israéliennes sont ainsi activement impliquées dans la lutte contre l’Etat islamique. Le Mossad possède désormais des contacts avérés ou potentiels dans presque tous les pays du monde, incluant des pays arabes et musulmans avec lesquels Israël n’entretient pas de relations diplomatiques. Dans ce contexte de rapprochement tous azimuts, il est donc plus qu’improbable que les renseignements israéliens aient pris le risque de débaucher un agent français
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