Quand l’art vit un moment charnière

La Biennale de Jérusalem présente un éventail d’expositions des plus admirables

Mirta Kupferminc (photo credit: DR)
Mirta Kupferminc
(photo credit: DR)
On peut excuser les visiteurs de la Biennale de Jérusalem d’avoir été dépassés par l’ampleur de l’événement. Car depuis ses modestes débuts, il y a quatre ans, cette exposition est devenue une véritable pieuvre culturelle, étendant ses tentacules sur une grande partie du paysage de la capitale. Désormais, elle compte neuf sites.
Pour beaucoup, il s’agira d’une révélation majeure. Au programme : un immense vivier d’artistes juifs, mais aussi la mise en valeur de l’art contemporain, tant dans sa conceptualisation que dans son exécution. Baptisée Watershed, l’édition 2017, qui a débuté en octobre et se poursuit jusqu’au 16 novembre, est l’idée originale de Rami Ozeri.
Un tournant décisif
Tout commence en 2010, en Allemagne, quand Ozeri assiste à la Biennale de Berlin. Il a alors « une illumination » : pourquoi une exposition similaire ne pourrait-elle pas avoir lieu à Jérusalem, avec, principalement, des artistes juifs contemporains ? Il lui faudra trois ans pour transformer cette vision en réalité. En 2013, la première Biennale est lancée, en cinq endroits, à Jérusalem.
Depuis, cet économiste de formation a renoncé à ses huit heures de travail quotidien pour promouvoir son rêve. Il a aussi passé quelque temps sur les bancs de l’Académie Bezalel des arts et du design, mais s’y est senti mal à l’aise parce que l’institution ne se rapportait pas assez à ses racines séfarades. Quelque chose qu’il aimerait changer aujourd’hui.
Dans Watershed, Ozeri a réuni des exposants d’Israël et de l’étranger pour célébrer sous forme graphique l’implosion de l’art dans le monde juif. Parmi les créateurs exposés, des convertis ou des religieux pratiquants, en passant par des athées et quelques non-juifs, comme ces artistes d’imprimerie chinois. Watershed porte bien son nom. D’une part, ce terme a un sens géologique, pour signifier la ligne de partage des eaux. Mais au-delà, dans une acception plus métaphorique, il évoque un moment charnière, un tournant décisif, cet instant clé où des changements significatifs peuvent survenir, et couvre alors des sujets tels que l’émigration, ou des événements liés au sort de la diaspora juive, comme l’Inquisition, la Shoah, ou encore la création de l’Etat d’Israël.
Derrière toutes ces expositions se pose une question plus générale autour de l’art aujourd’hui : de quoi est-il constitué, et, plus précisément, qu’est-ce qui le rend juif ? Un défi permanent auquel artistes et spectateurs apportent chacun leur propre réponse. Car la création, désormais, ne se résume pas uniquement à la peinture sur chevalet, un dessin habile ou une brillante pièce de sculpture. Aujourd’hui, l’art englobe également la vidéo, la photographie, le cinéma, les installations, parfois à base de structures et d’une pléthore de matériaux, jamais utilisés auparavant.
Accent mis sur le texte
Ozeri a réussi le tour de force de réunir cette grande variété d’approches. Il explique la motivation qui se cache derrière ses choix. « J’ai réalisé très tôt qu’il n’y avait tout simplement pas de plateforme pour l’art juif contemporain », explique-t-il. « En parlant avec des créateurs, j’ai découvert qu’ils avaient beaucoup de mal à exposer leur travail. En certains endroits, on leur reprochait d’être trop contemporains, dans d’autres, trop juifs. Nous avons voulu créer un espace où l’art peut être contemporain et juif, simultanément. A Jérusalem, par exemple, nous pouvons nous enorgueillir d’un merveilleux musée d’Art islamique. Aux Etats-Unis, il existe des établissements spécifiquement consacrés à l’art américain. Et toutes ces institutions sont parfaitement légitimes. Alors pourquoi n’existerait-il pas une place dédiée à l’art juif contemporain ? »
Un des problèmes majeurs auxquels Ozeri a dû faire face vient du fait que la tradition juive met l’accent sur les textes – il n’est donc pas surprenant que ces derniers soient inclus dans de nombreuses créations exposées dans le cadre de la Biennale. C’est le cas de la déclaration Balfour, dont on célèbre le 100e anniversaire. L’événement est illustré par trois artistes juifs d’origine anglo-saxonne, qui montrent, chacun à sa manière, en quoi il s’agit d’un moment décisif pour le peuple juif.
Ruth Schreiber utilise le texte de la déclaration aux côtés d’un diaporama en boucle de la célèbre lettre, accompagnée de photographies et de films de Lord Balfour et Lord Rothschild, ce dernier, par exemple, se promenant dans son zoo privé. Les films et les photographies sont projetés sur des étoffes librement suspendues, sans attache, ce qui fait allusion à la fragilité et même à l’ambiguïté de l’initiative, que ce soit pour les Britanniques ou pour les juifs. Ce qui rend cette pièce encore plus singulière est son emplacement, au musée des Prisonniers juifs clandestins, un édifice réquisitionné sous le Mandat britannique pour y incarcérer les juifs du Yishouv.
Ailleurs, dans cette même institution, on peut voir une représentation sur plusieurs écrans du quartier juif de Budapest, avec des projections de vidéos et de photos de ce qui était autrefois un espace foisonnant de vie et de culture. On y découvre le sort d’un certain nombre de bâtiments alors propriétés juives (restaurants, synagogues, cafés, écoles et associations d’art), leur destruction dans la Shoah et leur étonnante restauration ces dernières années. Les vidéos et les photographies sont l’œuvre d’artistes locaux, qui célèbrent aujourd’hui la renaissance de cette zone historique, vers laquelle juifs et non-juifs peuvent à nouveau converger. L’exposition souligne la manière dont le passé et le présent sont entremêlés à jamais, en particulier pour les juifs.
Multiples facettes
Au centre de l’installation de Mirta Kupferminc, les problèmes de communication. L’artiste multidisciplinaire se base ainsi sur l’histoire biblique de la tour de Babel, un épisode « à l’origine de l’altérité », selon elle. Comme beaucoup à la Biennale, Mirta Kupferminc est venue à Jérusalem spécialement pour l’exposition. Originaire d’Argentine, elle voit dans ce récit une métaphore de l’interaction humaine : « Même si la tour originelle a été détruite, nous pouvons en tirer des leçons et réparer ce qui était cassé. »
Son installation consiste en un réseau sophistiqué de lettres, qui couvrent les alphabets chinois ou hébraïque, en passant par les dialectes locaux d’Amérique du Sud. Sur les parois, peut se lire l’épisode biblique, raconté en 70 langues, avec en fond sonore, une musique enregistrée en 56 langues. « Nous avons découpé les lettres, à l’aide d’un couteau et de beaucoup de patience », raconte-t-elle dans un sourire timide, notant qu’il aura fallu trois ans pour venir à bout du projet.
Le musée de la Tour de David accueille, lui, une exposition de Lili Almog, créatrice israélienne établie aux Etats-Unis. Cette artiste contemporaine s’est intéressée à la similitude frappante qui unit les femmes de différentes traditions et de divers milieux, dans leur façon de se couvrir de la tête aux pieds, ce qui les rend presque invisibles. « J’ai commencé à photographier les femmes de Lev Tahor (littéralement, cœur pur), une mouvance de juifs extrémistes, mais par la suite, j’ai observé un phénomène similaire au sein de certaines sectes chrétiennes et islamiques. Je ne leur ai jamais posé la moindre question embarrassante, mais j’étais curieuse de comprendre l’impact que ces tenues pouvait avoir sur elles », note Lili Almog. Sa création est construite sur et dans des boîtes conçues sur mesure par l’artiste, comme pour montrer que ces femmes se sont littéralement enfermées dans leur propre monde. Une œuvre aussi fascinante que dérangeante.
Sur le toit du musée, Avner Sher partage sa vision de l’ancienne et de la nouvelle Jérusalem, grâce au liège : « Le liège est le seul matériau naturel ignifuge, un peu comme le buisson ardent », explique-t-il. « Il est aussi l’écorce de l’arbre qui se renouvelle tous les neuf ans. En cas de feu de forêt, il noircit, mais ne brûle pas. Et même s’il est noir à l’extérieur, à l’intérieur, il est toujours vivant. C’est une métaphore du peuple juif. C’est donc le matériau que j’ai choisi pour m’exprimer. » Sher est fasciné par les strates de l’histoire concentrées dans ce petit territoire que constitue la Vieille Ville. « Combien de fois a-t-elle changé de mains, été conquise, reprise, abandonnée, restaurée ? Le bâtiment où nous nous trouvons a été édifié par les musulmans, et pourtant, aujourd’hui, j’y érige une soucca cachère en liège. » Son installation, validée par le rabbin du Mur occidental, est remplie de cartes – certaines réalistes, d’autres fantastiques – qui dépeignent une Jérusalem réelle ou imaginée par divers interlocuteurs de différentes époques. « Tout le monde a sa Jérusalem, celle à laquelle il aspire », pointe Sher. Son œuvre s’intitule 950 mètres carrés : topographies alternatives.
Beaucoup d’autres expositions composent cette Biennale aux multiples facettes. Au sein du bâtiment Bezeq, par exemple, une terrible vidéo sur les mamzerim (bâtards) dans la loi juive côtoie quelques peintures merveilleuses sur les communautés juives dispersées, en particulier celles du Moyen-Orient. Egalement à noter, une exposition sur les tefiline : les phylactères y sont utilisés d’une manière que leurs anciens rabbins concepteurs n’auraient jamais pu imaginer.
Au musée des Pays de la Bible, une exposition s’intéresse à la question du genre, en s’appuyant sur des récits bibliques, mais aussi en faisant appel au regard que le féminisme contemporain pose sur les différentes problématiques de la société d’aujourd’hui.
La Biennale est plurielle. Elle offre matière à débattre, mais plus encore, à admirer. Elle expose un art qui voyage au-delà des frontières, qu’elles soient historiques, esthétiques, ou conceptuelles. Le visiteur regarde, découvre, contemple, et au final, se trouve contraint à se poser certaines questions. Ce qui n’est pas une mauvaise chose pour une exposition. Comme le dit Ozeri, « nous voulons faire de cette Biennale un moment charnière, décisif en soi ».
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